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Manger en cours de route

 

 

Marcher pour manger

 

Plusieurs fois c'est la famine qui obligea les patriarches de l'Ancien Testament à se mettre en marche ou à opérer un reroutage décisif (Gn 12,10 ; Gn 26,1 ; Gn 42,1-5 relu en Ac 7,12 ; Rt 1,1 ; 2R 8,1 ; Jdt 5,10 etc.).

Dans le Deutéronome une réflexion théologique s’amorce par rapport à l’expérience de la faim au désert, comme par rapport à celle de la soif. Il est vrai que la faim en marche est souvent l’occasion de se poser des questions : quand on en arrive au « rien à bouffer, qu’est-ce que je fous là ? » la marche devient assez vite instinctive, presque bestiale, humainement démotivée (Ps 107,4-5). Mais le Deutéronome relit l’expérience de la faim comme un passage obligé pour faire l’expérience de Dieu, trop facilement oublié dans l’opulence : Dt 8,3 ; 8,16 ; 29,5.

Cette relecture trouvera son accomplissement dans le Nouveau Testament, où la faim force un retour vers le Père : le fils prodigue de Lc 15,11-24 pourrait être une sorte de globe-trotter des temps modernes, parti assouvir son légitime désir d’indépendance dans l’exploration de quelque contrée exotique. Mais les ressources s’épuisant, on revient volontiers au bercail, les pieds ensanglantés et un peu penaud. L’aventure a pris fin ; la marche ne va pas toujours de l’avant, elle est aussi un ultime recours, un ultime retour.

 

 

Manger pour avancer

 

Même sans avoir à se détourner de l’itinéraire prévu, manger reste une nécessité pour pouvoir poursuivre la marche. La nécessité est tout de même différente de celle de boire. Moins fréquente, car l’on peut tenir longtemps sans manger, mais pas sans boire. Mais réalité autre aussi : les dons de la nourriture venue du ciel pendant l’Exode sont distincts des miracles de l’eau (terrestre) ; la faim n’apparaît pas simultanément avec la soif comme en situation de famine, et les deux expériences conduisent à des leçons différentes : Dt 8,3 / 8,14-15 ; la Sagesse y voit même trois enseignements différents : Sg 11,4-8 pour l’eau, Sg 16,20-26 pour la manne et Sg 15,18-16,8 pour les cailles.

Jésus préfère boire :

Les nécessités distinctes de boire et de manger imposent parfois une séparation du groupe : corvée d’eau et corvée de popote. Ainsi les disciples quittent-ils Jésus pour aller à la ville chercher à manger (Jn 4,8), alors que Jésus fait halte au bord du puits pour se désaltérer, lui permettant ainsi la rencontre seul à seul avec la Samaritaine (Jn 4,6-7). Quoi de mieux, dans un scénario évangélique, pour se débarrasser des encombrants disciples, que de les envoyer acheter les provisions de route, c'est-à-dire leur faire emprunter un parcours différent ? Les chemins ne divergent cependant pas longtemps, mais l’épisode du retour des disciples (Jn 4,27-33) montre à quel point cet écart de route momentané souligne le fossé de pensée qui existe entre Jésus et ses disciples : aux disciples qui l’invitent gentiment à venir manger Jésus répond qu’il a un aliment qu’ils ne connaissent pas. Eux restent très terre à terre : lui aurait-on amené quelque spécialité régionale – chose plausible vu que Jésus est désormais en compagnie d’une étrangère ? Pour l’heure ils ne semblent pas prêts à franchir le fossé.

 

Manger pour se re-lever :

            Jésus donnera toute sa noblesse à la nécessité de manger en l’associant à la résurrection (Jn 6,54). Ressusciter est l’acte de (faire) se « re-lever », pour manger et re-marcher ensuite (Mc 5,41-43p pour la fille de Jaïre ; Lc 24,30 ; Lc 24,41-43 ; Jn 21,9-13 ; Ac 10,41 dans son propre cas). Comme quoi la résurrection opérée par Jésus n’est pas un acte magique qui rend surhumain, mais de nouveau homme en plénitude.

 

 

L’hospitalité du repas

 

Toujours au désert, il n'est pas rare, lors de haltes près d'un puits ou d'un campement de se faire offrir l'hospitalité du repas. C'est bien la moindre des choses, aujourd'hui encore, en des pays arides où la pauvreté ne saurait freiner le devoir de solidarité. Je ne pouvais m’empêcher, lors d’une visite amicale d’un prêtre du Maroc à un saint ami musulman, où ce dernier a spontanément proposé d’égorger ses poulets et d’embrocher le mouton tant la visite d’étrangers était un cadeau de Dieu, de penser au récit de l’hospitalité d’Abraham : « apprête le veau gras ! » (Gn 18,1-16).

L’invitation à rester pour le repas est aussi faite à Moïse en Ex 2,20-21: elle deviendra prétexte à un long séjour en terre étrangère, et même l'objet de son mariage ! Il ne faut évidemment pas être trop pressé de poursuivre sa route dans ces cas, mais que de riches rencontres révèle la pratique de l'hospitalité (Hé 13,2) !

Elie, dans sa fuite, recevra l’hospitalité de la part de la pauvre veuve de Sarepta. Déjà au bord de la famine avec juste son reste de farine et d’huile, elle sera récompensée à profusion par Dieu pour avoir offert même cela au voyageur (1R 17,7-16) !

Qualité et générosité d’accueil encore chez cette femme de Shunem qui reconnaît en Elisée un homme de Dieu : 2R 4,8.

 

 

La providence

 

La nourriture est le premier don de Dieu fait à l’homme (Gn 1,29). Mais sorti du jardin d’Eden, trouver à manger au désert ou loin des villes relève souvent du miracle !

Pain et viande :

Pour les 600.000 hommes du peuple hébreu, c’est l’affaire de la providence, par l’intermédiaire de celui qui s’en fait l’écho, Moïse, l’intendant de la troupe. C’est vers lui que vont les traditionnels « on a faim !», « on mange mal !» (Nb 11,4-6 ; Nb 21,5) où se reconnaîtront peut-être quelques scouts en raid… Et c’est lui qui fournira de la part de Dieu le pain -la manne- puis la viande -les cailles- (Ex 16). Ces épisodes tellement étonnants au désert, même si aujourd’hui on leur associe de possibles causes physiques, ont marqué l’histoire hébraïque: on les retrouve en Nb 11,18-23 et 11,31-34, Né 9,15 et 9,20, Ps 78,18-29, Ps 105,40. Mais des liens nous propulsent encore vers une relecture spirituelle de Paul en 1Co 10,3, et vers le fameux « discours sur le Pain de vie » de Jésus en Jn 6,26-58. De là, on est immédiatement ramené en arrière par le contexte : ce grand enseignement théologique fait suite au miracle de la multiplication des pains : Jn 6,1-15, avec toujours le même problème : comment organiser un méga pique-nique pour une foule en déplacement loin de chez elle ? Surprise alors: si c’est bien là l’affaire de Dieu, ce n’est pas la première fois qu’il résout le problème ! Et retour vers l’Ancien Testament : Dieu avait déjà réalisé une multiplication des pains en 2R 4,42-44.

Toujours dans les livres des Rois, on retrouve le pain et la viande, providentiellement apportés par des corbeaux à Elie pendant sa fuite : 1R 17,2-6 !

 

Trouvailles :

            Il arrive encore ailleurs de trouver de surprenantes nourritures providentielles aux marcheurs bibliques, visiblement peu soucieux d’emporter moult en-cas et barres céréales. Samson trouve du miel dans la carcasse d’un lion qu’il avait tué auparavant, et en fait son casse-croûte (Jg 14,9). Tobie se fait mordre par un poisson qui lui servira et de médicament et de nourriture (Tb 6,3-7).

Elie toujours, tombant d’épuisement au désert, s’entend réveiller par Dieu au cri de « Lève-toi et mange ! » (1R 19,4-7) : un ange lui a amené une galette cuite sur la pierre et une gourde d’eau, comme casse-croûte pour reprendre la marche !

Et comment ne pas se lécher les babines devant ce qui pourrait faire l’attractive carte «bio» de « la super ferme-auberge du coin »: Dt 32,13-14 ?

Mais attention, la nourriture ne tombe pas toujours du ciel ! Si Dieu est généreux (Ps 145,14-16), il sait aussi rappeler qu’en temps normal, la nourriture çà se paye (Dt 2,5-8 ; Dt 2,28 ; Lc 10,7)… Et que Dieu la donne pour le chemin ; dès lors que l’homme devient sédentaire, il lui faut produire pour se nourrir: Jos 5,11-12.

 

 

Manger : une réelle nécessité ?

 

Ne pas s’y attarder :

            Et pourtant… si aller déguster une tarte aux myrtilles dans cette fameuse ferme-auberge ou engloutir une bonne fondue dans une Cabane réputée sont souvent en Suisse la finalité d’une randonnée, il n’en est pas de même dans la Bible. Marcher prime sur manger. Même le repas festif juif le plus important, la Pâque, doit être avalé en toute hâte et en tenue de marche lorsqu’il s’agit de se mettre en route: Ex 12,11.

Jean-Baptiste est lui un modèle d’ascétisme au désert (Mt 3,4). Et pour les disciples de Jésus, la question du manger ne saurait devoir perturber la marche : Dieu connaît nos besoins, « à chaque jour suffit sa peine » (Mt 6,25-34 ; Lc 22,35) ; et marcher et agir en disciples de Jésus mérite gîte et salaire en échange du bien fait (Mt 10,7-11 ; Lc 10,4-8).

 

Jeûnes :

Il est aussi des marches étonnantes où l’homme de Dieu a pu se passer de manger pendant la période symbolique, mais extrêmement longue, de quarante jours. Et ce dans des milieux totalement arides : on a l’expérience de Moïse à la montagne de l’Horeb (Ex 34,28 ; Dt 9,9), et celle de Jésus au désert (Lc 4,1-2). Notons que Jésus vit là une épreuve peut-être moins humainement irréaliste que celle de Moïse puisqu’on ne dit pas qu’il ne but pas, condition somme toute nécessaire de la survie. Et à la fin de son jeûne volontaire, il a tout bonnement faim !

Moins stricts mais relevant de la même démarche, les goums sont aujourd’hui encore de ces marches ascétiques où le jeûne et un simple plat de riz une fois par jour sont vécus comme une ascèse favorisant la disponibilité du marcheur à Dieu. Il est vrai que l’on purifie là la marche d’un sacré souci logistique, même si ceux-ci sont déjà réduits !