Chacun son détour, chacun son
chemin
"Dieu
vit qu'il avait fait un détour". Ce verset de la Bible relatif à Moïse
se disant "je vais faire un détour pour voir ce phénomène
extraordinaire" (Exode 3,3-4), entendu l'autre soir à la messe, est de
ceux qui font de suite tilt dans la tête du pèlerin. En effet le détour
est la bête noire du pèlerin. La punaise de lit est une bestiole à coté… Car le
détour, cette douloureuse entorse à la loi naturelle du moindre effort,
représente une douleur psychologique subconsciente insupportable pour certains.
J'en ai même vu s'octroyant le droit, le plus légitimement du monde, de
"compenser" très exactement les kilomètres ainsi "perdus"
par la distance équivalente en stop ou en bus (scène cocasse du pèlerin se
faisant déposer au milieu de rien au kilomètre tant, parce que là échouait la distance que le détour lui avait volée) !
Quitte ensuite à être envahi par le remords du "trou" dans
l'itinérance parcouru en véhicule motorisé, de la rupture brutale dans la
patiente progression pédestre, de l'annihilement du
long apprivoisement de la marche, voire tout simplement par le "mal de la
voiture" (çà existe, après un certain temps sans être monté dedans !). A
vomir… Curieusement les "raccourcis" providentiellement trouvés en
chemin ne donnent guère lieu à ce genre de marchandage compensatoire destiné à
bien respecter le contrat des 1522,350 km promis par le panneau à la sortie du
Puy…
Pourtant qui croit
"faire" le Chemin de St Jacques en suivant le GR65 ou les flèches
jaunes en Espagne ne fait que faire des détours par rapport au chemin
"originel", médiéval ou tout simplement d'il y a 50 ans, sensé être
le chemin "historique" le plus direct et la plupart du temps
aujourd'hui recouvert du bitume des grands axes, car il n'était rien d'autre
que les routes commerçantes de l'époque, ouvertes par les éleveurs du
néolithique et leur bétail en fonction du relief et des cours d'eau, élargies
et officialisées par les romains à des fins stratégiques, développées par les
échanges commerciaux liés aux ressources et besoins locaux, avant que l'Eglise
n'en opère le premier balisage religieux. Car on n'allait pas au plus droit.
Mais le pèlerin, autant affamé en son estomac qu'en son âme, n'avait pas pour
repères la carte IGN, la boussole ou le positionnement GPS, mais l'hospice
suivant et le prochain sanctuaire à atteindre. Jalons immémoriaux de
l'hospitalité et de la foi, relayés par les balisages intermédiaires des
innombrables croix de carrefours, oratoires et chapelles, qu'il ne nous
faudrait pas perdre de vue aujourd'hui….! Si le GR original a bien essayé de
récupérer ces repères historiques jalonnant le flot de croyants, il s'en
détourne aussi souvent pour simplement éviter le goudron qui aujourd'hui
recouvre leurs traces de pas. Et à raison ! Qui n'a pas expérimenté qu'il est
bien plus agréable, délassant, voire enivrant, de marcher 5 km sur un beau
sentier invitant à la contemplation plutôt que 3 km sur le macadam d'une route
bruyante, fréquentée, et accaparant l'esprit ? Bien plus odieuses et déplacées
sont les actuelles déviations du GR pour amener à tel commerce ou tel gîte qui
n'offrent plus une hospitalité (c'est à dire une présence gratuite au service
des pauvres et des pèlerins sur leur chemin de vie et de foi) mais sont un
véritable détournement du marcheur ignorant (sous-entendu un détournement de
fonds), un rapt en quelque sorte, une prise en otage du pèlerin à des fins
purement lucratives, et donc aussi un détournement de sens du chemin. De quoi
effectivement complètement désorienter ! Détour ou détournement, sachons faire
clairement la différence, l'accepter ou le refuser par notre choix, sinon nous
risquons vraiment de nous perdre sur ce chemin, et de mener le Chemin lui-même
à sa perte !
Détours
toujours… Partir du Puy ou de St Jean Pied de Port est aussi un détour. Il est
en effet peu probable qu'en traçant un trait à la règle (le mythique "vol
d'oiseau") de chez vous à Santiago, vous passiez par l'une ou l'autre de
ces localités… Le chemin le plus court vous fera plus probablement traverser
bien d'autres régions et le Golfe de Gascogne à la nage… Il est donc des
détours de plusieurs centaines de kms que nous nous autorisons allègrement et
souvent judicieusement… A commencer par le gros détour, qui est en fait souvent
un énorme raccourci, celui du retour. Le faire en train ou en avion est
peut-être plus rectiligne, mais il n'est certainement pas dans la droite ligne
du chemin, qui ne saurait être un pèlerinage sans un départ de chez soi, de
Soi, pour une réelle conversion, un réel retournement, au but, et un réel
retour chez soi, à Soi, retourné. Partis vers le far-ouest, extrémité du monde
connu à l'époque, vers la mer, symbole des abymes où le vieil homme devait
mourir comme le soleil couchant, nous devons revenir vers l'Orient, symbole du
jour nouveau, de la lumière jaillissante et de la résurrection, en ressuscités
! Il est vrai que nous revenons presque tous bouleversés, retournés, par
l'expérience du chemin, mais pourquoi ne pas en prendre le temps à pied, pour
croiser, rencontrer face à face ceux qui vont vers, et témoigner de notre joie
du retour, d'enfants prodigues pour les plus modestes, ou de pèlerins d'Emmaüs
pour ceux qui auront rencontré et reconnu le Christ en route ?
Mais
alors, si c'est pour revenir chez nous, différents certes, pourquoi cet énorme
aller-retour (le détour le plus déprimant qui soit est bien quand, sans se
croire complètement perdus, on s'aperçoit après des heures de marche que l'on est
revenu à la case départ), pesant comme le sac, pénible comme un ronfleur,
douloureux comme une tendinite, aussi peu lumineux qu'une ampoule ? Ne peut-on
donc pas faire cette expérience spirituelle à la maison ou dans une église, en
court-circuitant l'expérience physique ? Le pantouflard n'est-il pas celui qui
a raison, qui se laissera retourner par la lecture d'un témoignage
bouleversant, devant le feu de la cheminée ? Faut-il que l'on aie un corps à faire souffrir pour réveiller notre esprit ?
Faut-il que Dieu aie vraiment pris la peine de prendre corps lui-même pour se révéler
aux hommes, alors qu'il était si bien sur son nuage de coton ? Grand mystère du
masochisme pèlerin qui n'a peut-être effectivement sa réponse que dans la
contemplation de l'exemple de Dieu, qui a voulu nous précéder, premier pèlerin,
celui qui a fait the détour du siècle, pour venir nous rencontrer face à
face, et sans doute the détour des siècles des siècles pour nous ramener
à lui !
Alors,
que pense-t-il de nos détours ? N'étant pas forcément dans le secret de Dieu,
nous ne pouvons le pressentir que par sa Parole, la Bible. Curieusement
elle-même se qualifie plutôt de "sans détour" (Psaumes 33,4:
"Ce que le Seigneur dit est sans détour"), et elle agit de
même en ceux qui la suivent (Isaïe 26,7: "La voie du juste est sans
aucun détour"; Siracide 39,24: "La
voie qu'il trace à ses fidèles est sans détour"; Osée 14,10: "Le
Seigneur trace des chemins sans détour; les justes y marchent"), même
si nous aimons aujourd'hui reconnaître que "Dieu écrit droit avec des
lignes courbes" (une expérience que beaucoup font à la relecture de
leur vie sous la lumière de Dieu). Mais c'est l'idée de rectitude, de droiture,
de non-compromission qui réside ici. Comme l'appel à ne pas céder aux
détournements de sens et aux compromissions du chemin !
Mais
dans la libération de son peuple, Dieu n'hésite pas à lui faire faire un
gigantesque détour de 40 ans, et des détours dans le détour: "Dieu ne
fit pas prendre au peuple la route la plus directe… il lui fit faire un détour
par le chemin du désert" (Exode 13,17-18). Car s'il y a des détours à
refuser sans détour, il y en a d'autres on ne peut plus justifiés: ceux de la
rencontre (cf Jérémie 15,5: "Qui ferait un détour pour demander
comment tu vas ?"), ceux qui peut-être ramènent au pèlerinage
originel ("dois-je faire le détour par le cloître de La Romieu, par Rocamadour…?": la question se pose pertinemment
à tout marcheur en quête de sens). Détours pas toujours kilométriques: le détour
temporel a aujourd'hui le même poids ! Ce soir, pour meubler le long temps
d'attente au gîte sous la pluie, vais-je m'offrir un long temps de silence
gratuit à l'église voisine, ou aller tuer le temps avec les copains au bar de
l'autre coté de la place ? C'est dimanche, vais-je prendre le temps de
m'arrêter rejoindre la communauté des croyants sédentaires du lieu, ou dois-je
vraiment continuer à courir ? Faut-il vraiment aller toujours au plus court,
que ce soit en distance ou en temps ? Alors pourquoi ce choix de la lenteur et
des méandres de la marche ? Pour quoi, pour qui ? Chacun ses routes/déroutes/détours,
chacun son chemin… Sagesse et folie le balisent, comme en témoigne ce croustillant
dialogue du Livre des Proverbes entre La Sagesse (9,1-6) et Dame Folie la singeant
(9,13-18), chacune y allant de son: "Qui est simple, qu'il fasse un
détour par ici !"… Au charme de quelle sirène concèderais-je mon
détour ?
La
Bible n'ignore pas non plus le détour du voyageur pour faire étape: cf
Jérémie 14,8 ("comme un voyageur qui fait un détour pour passer la nuit"),
et le récit du livre des Juges 19,11-21: "Ils firent un détour pour
aller passer la nuit à Gibéa. Il entra et s'arrêta
sur la place de la ville, mais personne ne leur offrit l'hospitalité pour la
nuit." C'est finalement un vieux paysan étranger qui leur offrira une
belle hospitalité, à eux et à leurs bêtes ! Ce récit fait d'ailleurs écho à un
autre bel exemple d'hospitalité par un autre étranger, Lot, après qu'Abraham
eut lui-même merveilleusement accueilli ces voyageurs la veille: "Il
dit : Mes seigneurs, je vous prie, faites un détour par chez moi, votre
serviteur, pour y passer la nuit ; lavez-vous les pieds ; vous vous
lèverez de bon matin et vous poursuivrez votre route. […] Il insista tellement
qu'ils firent un détour pour se rendre chez lui. Il donna un banquet pour eux."
(Genèse 19,2-3).
Il est intéressant de
noter que ces rares récits de détours de voyageurs, comme ceux des grandes
migrations spirituelles, se situent aux origines bibliques. Ce peut-être
l'invitation à nos frères pèlerins juifs et musulmans, ou "sans
étiquette", comme nous chercheurs en chemins du Dieu unique, à se sentir
pleinement à l'aise sur ce chemin chrétien de St Jacques, qui n'est pas une chasse
gardée, ni une ligne rouge et blanche figée à suivre, mais l'une de ces
branches spirituelles sinueuses, faite des raccourcis et des détours de chacun,
qui plonge ses racines aux fondements de la marche de l'homme avec son Dieu: "Marche
en ma présence et sois parfait" (Genèse 17,1); "Qu'est-ce que
le SEIGNEUR réclame de toi, si ce n'est que tu agisses selon l'équité, que tu
aimes la fidélité, et que tu marches modestement avec ton Dieu ?" (Michée
6,8).
Ces
détours sont généralement le lieu d'une révélation, d'une promesse, ou d'une
récompense à la dimension de Dieu. Abraham et Lot les hospitaliers
accueilleront des anges (cf Hébreux 13,2) et au-delà une postérité
inespérée dont nous sommes; la juste curiosité de Moïse le voyageur ne fut rien
moins que le lieu de la rencontre de Dieu, et de sa vocation comme guide du
plus grand pèlerinage du peuple de Dieu, l'Exode vers la Terre Promise. Et
beaucoup parmi nous à leur suite peuvent témoigner plus modestement (pour
n'être pas les Pères des croyants !) que leurs expériences de détours hors
Chemin ont été les plus marquantes de leur pèlerinage, lieux de rencontres
insoupçonnées, pour s'être libérés de la programmation du chemin et s'être
ainsi rendus disponibles à l'action de la Providence. Car "Dieu vit
qu'ils avaient fait un détour " !